A propos de Gad Elmaleh, tous les Juifs ne le suivent pas sur son chemin spirituel.
En mettant en scène dans « Reste un peu » sa
proximité avec le catholicisme, le comédien réveille la sensibilité douloureuse
du judaïsme aux conversions, héritée de l’histoire.
Par Pierre
Jova, publié le 25/11/202. P. Jova est journaliste à "La Vie", "Le Monde", "Le Figaro", "Famille Chrétienne"...
Dans l’enthousiasme médiatique qui accompagne la sortie du film Reste un
peu, où Gad Elmaleh met en scène son attrait pour le catholicisme, des
voix n’ont pas été entendues : celles de la communauté juive francophone.
Cette dernière, estimée à 500 000 personnes en France et quelque
300 000 en Israël, est très composite, même si la population
séfarade, traditionaliste et d’origine nord-africaine, y est devenue
majoritaire depuis la Seconde Guerre mondiale et l’exil des pieds-noirs
d’Algérie. Elle a donc réagi diversement au « coming out » d’une de
ses figures les plus populaires, née au Maroc et ayant étudié le Talmud dans
une yeshiva, un établissement d’enseignement supérieur religieux.
Certains prennent le parti d’en rire, comme le site satirique Chlomo
Hebdo : « Gad Elmaleh est tombé amoureux de la Vierge Marie.
Qu’un juif s’extasie devant une mère juive et vierge ne devrait
étonner personne. » D’autres, comme la chaîne israélienne francophone
i24NEWS ou le
média de divertissement JewBuzz, traitent le sujet avec curiosité et
bienveillance. Néanmoins, ailleurs, une sourde réprobation mêlée de tristesse
entoure la promotion du film.
Le souvenir des conversions au Moyen Âge
« Qu’un humoriste se sente attiré par la Vierge Marie et le
catholicisme, c’est son problème, mais que cela prenne une telle ampleur dans
les médias est plus gênant », écrit dans Actualité juive le
rabbin Mikaël Journo, aumônier général israélite des hôpitaux de France, et
candidat malheureux à l’élection du Grand Rabbinat en 2021. « Troquer
les colères et les commandements de l’Éternel (la glorieuse intransigeance de
l’Ancien Testament) pour la prosodie toute mollassonne des Évangiles, c’est
comme de renoncer à la viande pour s’enamourer de tofu », glose sur Slate
le journaliste Laurent Sagalovitsch, dans un billet au titre assassin : « Et Gad Elmaleh devint Goy Elmaleh » (le mot
« goy » désigne un non-juif).
Sans surprise, les coups les plus durs sont venus de rabbins orthodoxes. Sur
YouTube, le rav
(rabbin érudit) israélo-suisse Ron Chaya, suivi par 50 000 abonnés,
met en garde contre « le danger spirituel » que
représenterait Reste un peu, sans l’avoir vu : « Ce
film, sous prétexte d’une comédie familiale, diffuse des idées à l’opposé de la
loi juive et de la pensée juive. » De son côté, le rabbin
franco-israélien David Touitou, habitué aux déclarations polémiques, interpelle
le comédien du haut de ses 25 000 abonnés : « Tu veux
déstabiliser la foi juive qui a été la garantie de notre existence
jusqu’ici. »
Les catholiques l’ignorent ou l’ont oublié, mais Gad Elmaleh et son film
heurtent de plein fouet la sensibilité à fleur de peau de la communauté juive à
l’égard des conversions au christianisme. « Nous avons l’impression
d’être ramenés aux disputatio du Moyen Âge ! »,
s’exclame spontanément un rabbin parisien anonyme : notre interlocuteur
fait référence aux débats théologiques se tenant à Paris en 1240, Barcelone en
1263 et Tortosa en 1414, qui virent des juifs convertis au christianisme faire
le procès de leurs anciens coreligionnaires, sommés de reconnaître en Jésus le
Messie.
À l’issue de ces confrontations iniques, 10 000 volumes du Talmud
furent brûlés à Paris en place de Grève, de nombreux juifs furent
obligés de se convertir et la disputatio de Tortosa préfigure le
décret de l’Alhambra, signé par les rois catholiques d’Espagne en 1492,
ordonnant l’expulsion des juifs de la péninsule. Dans la mémoire israélite, ces
faits sont aussi brûlants que s’ils avaient eu lieu il y a un demi-siècle.
Une corde sensible chez les juifs
« C’est clair que cela réveille quelque chose de très
douloureux », abonde le rabbin Rivon Krygier, de la communauté Adath
Shalom, à Paris. « Dans toute relation humaine, il faut remettre les
événements dans l’histoire, les traumatismes, le contexte. Or, nous touchons là
une corde sensible, qui rappelle la vieille oppression menée contre le peuple
juif pour le convertir. Les acteurs sont les héros de la société moderne,
beaucoup plus que les penseurs : leurs choix personnels prennent donc une
dimension symbolique et affective. »
Rattaché au judaïsme massorti (« traditionnel »), qui se distingue
des courants orthodoxe et libéral en empruntant à la modernité tout en
conservant un fort attachement à la Halakha (« loi »), le
rabbin est engagé dans le dialogue judéo-chrétien. En 2010, il a tenu une des
conférences de carême à Notre-Dame de Paris, au grand déplaisir des catholiques
intégristes. Son propos se veut mesuré : « Dans une société
pluraliste, chacun doit être libre de choisir sa confession. De ce point de
vue, il faut respecter la conscience individuelle. Mais il est normal que les
juifs rappellent à d’autres juifs le devoir de mémoire et de fidélité à notre
vocation. »
Par ailleurs, Rivon Krygier souligne la dissymétrie entre le judaïsme,
comptant environ 15 millions de personnes dans le monde, dont
7 millions en Israël, et le christianisme, rassemblant plus de
2,6 milliards de croyants, dont 1,3 milliard de catholiques. « Le
rapport de force n’est pas le même ! Le peuple juif est une petite
minorité. Il y a un sentiment commun de rester vigilant pour perpétuer cette
identité. »
Cette crainte de s’éteindre permet d’éclairer la stupeur de Jean-Pierre
Elkabbach face à Véronique Lévy, sœur de Bernard-Henri Lévy et devenue
catholique, dans une émission de 2015 sur Public Sénat : « Il
vaut mieux pour les juifs que leur destinée ne soit pas de se fondre dans des
conversions qui les fassent disparaître, pire que d’autres ont essayé de le
faire », s’était ému le journaliste.
À la fois religion et communauté ethnique et
culturelle
Selon la théologie juive, la conversion à une autre confession n’a aucun
effet sur la judéité. « Si quelqu’un est né juif, il reste juif toute
sa vie. Il ne peut pas le changer, il peut seulement rendre sa vie plus
compliquée », répondit Menachem Mendel Schneerson, chef spirituel du
mouvement loubavitch, au peintre Daniel Lifschitz, qui lui faisait part avec
enthousiasme de sa conversion au catholicisme. « Si quelqu’un pense de
sa maladie que c’est une chose saine, c’est seulement le signe que sa maladie
est plus aiguë », sermonna durement le rabbin, dans une vidéo sans doute
tournée à la fin des années 1980 et qui a été exhumée par les réseaux
orthodoxes à la faveur de la sortie du film de Gad Elmaleh.
Les juifs qui devenaient chrétiens étaient mis au ban de la vie
communautaire, et les plus radicaux ont conservé cette approche. De même, les
mariages mixtes sont découragés par les juifs observants. Le
malentendu entre juifs et chrétiens réside notamment dans le fait que le
judaïsme, outre sa foi, est une communauté ethnique et culturelle, soudée par
une tradition plurimillénaire, là où le christianisme valorise l’adhésion
personnelle au Christ.
Cette complexité a permis à plusieurs convertis de continuer à se
reconnaître dans l’histoire et les traditions du peuple juif, comme Aron
Jean-Marie Lustiger. Disparu en 2007, le cardinal de Paris était parvenu à
gagner l’estime de nombreux responsables juifs. Il est l’inspiration avouée de
l’ancien rabbin orthodoxe devenu catholique Jean-Marie Élie Setbon, auteur du
livre De la kippa à la croix (Salvator, 2013), dont le ton polémique
choqua certains lecteurs, et de Gad Elmaleh, qui achève son film par les
mots du prélat : « J’ai estimé que je devenais juif parce qu’en
embrassant le christianisme, je découvrais enfin les valeurs du judaïsme, bien
loin de les renier. »
Pendant la Seconde Guerre mondiale
Dans la douloureuse histoire juive européenne, les conversions au
christianisme furent nombreuses au cours du XIXe siècle et au début du
XXe siècle. « C’était la période de l’émancipation, rappelle
Rivon Krygier. Beaucoup ont adopté la religion ambiante, qui a façonné la
culture occidentale pour entrer dans les sphères intellectuelles et
culturelles. »
Cependant, lors de la Shoah, beaucoup de convertis furent traités comme les
juifs : le poète français Max Jacob et la carmélite d’origine
allemande Edith Stein moururent en déportation. De quoi persuader de
nombreux juifs que se convertir est vain, en plus de les arracher à leur
identité.
L’affaire Finaly, après la Seconde Guerre mondiale, est un autre traumatisme
pour les Juifs français : deux enfants, Robert et Gérald Finaly, dont les
parents ont disparu à Auschwitz, sont mis à l’abri en 1943 par une institution
catholique pour les sauver du même sort. Une personne les recueille, et,
refusant de les rendre à leurs tantes en 1945, les fait baptiser en 1948. Après
avoir été dissimulés par la congrégation Notre-Dame de Sion, fondée par les
frères Ratisbonne, juifs alsaciens convertis, les enfants sont rendus à leur
famille en 1953.
D’autres cas sont encore plus complexes. On connaît bien celui d’Aron
Lustiger, caché à Orléans par la directrice d’un établissement catholique, qui
demande le baptême en 1940, à l’âge de 14 ans, malgré le désaveu de ses
parents. On connaît moins celui de Jean-Jacques Francfort : né en
1931, ce jeune juif vivant à Metz est exfiltré en zone libre après
l’arrestation de sa mère, entrée dans un réseau de résistance, et accueilli
dans un milieu catholique. « Le curé pourtant pétainiste n’a jamais
rien dit », témoigne sa petite-fille, Cécile.
À l’instar de tous les adolescents de son âge, il prépare sa première
communion… tout en n’étant pas baptisé. « Mon grand-père vivait mal
cette situation de mensonge, et il redoutait de commettre un sacrilège. Il a
donc demandé à une autre enfant de le baptiser, sur un pont. Après la guerre,
l’Église a jugé son baptême valide. De retour à Metz, on lui a dit qu’il avait
l’âge de faire sa bar-mitsva (cérémonie d’entrée dans la majorité
religieuse, ndlr), mais son père, juif pas très pratiquant, a répondu avec
humour : “Il a donné à la concurrence. Ayant compris que sa maman ne
reviendrait pas, il a demandé à la Vierge Marie de devenir sa mère." »
Jean-Jacques Francfort est mis au ban de sa communauté d’origine, et doit
travailler dur pour payer ses études de médecine à Strasbourg. « Il a
dû faire face à l’hostilité de certains médecins juifs, qui lui reprochaient sa
conversion, et à la méfiance des catholiques, raconte sa petite-fille.
Heureusement, il a fréquenté lors de ses études le groupe de jeunes
de Pierre Bockel, prêtre résistant, où il a rencontré puis épousé ma
grand-mère, une jeune veuve allemande catholique. » Ami de Lustiger,
Jean-Jacques Francfort est décédé en 2009, et Cécile garde de cette épopée
familiale une conscience profonde des racines juives du christianisme, qu’elle
pratique avec ferveur.
Une palette de positions
L’État d’Israël né en 1948, tout en étant laïc et garantissant la liberté de
culte, reprend cette mémoire douloureuse à son compte en encadrant strictement
le prosélytisme chrétien. En 2020, la chaîne évangélique américaine GOD TV a
été retirée des ondes israéliennes, de peur qu’elle ne diffuse un contenu
chrétien aux spectateurs. Les juifs messianiques, convertis proches du
protestantisme évangélique, sont parfois victimes d’agressions de la part de
certains juifs ultraorthodoxes et militants nationalistes religieux.
En Israël comme en France, un usage répandu dans les milieux juifs
traditionalistes consiste à ne pas mentionner le nom de Jésus. « Certains
estiment qu’il y a un danger à le dire », note le rabbin Krygier, qui
ne s’y retrouve pas : « C’est une stratégie un peu primaire de se
confronter à l’autre, comme si on manquait soi-même de conviction ! »
Sur le plan théologique, le judaïsme a cependant connu une grande variété
d’interprétations au sujet du christianisme, identifié, selon une certaine
tradition exégétique, à la descendance d’Esaü, le frère brutal et désinvolte du
patriarche Jacob. Même sous les pires persécutions, des sages médiévaux
notaient que les chrétiens révèrent les enseignements de la Torah. Mais
beaucoup ont conclu que cette confession est un culte « étranger »,
voire « idolâtre », à cause des images pieuses et de la
croyance en la Trinité, et ont proscrit l’accès des juifs aux églises,
contrairement aux mosquées. Enfant, Gad Elmaleh a bravé cet interdit en
pénétrant dans une église catholique de Casablanca, qu’il désigne comme point
de départ de sa quête spirituelle.
« De nouveau, il y a une
palette de positions, détaille Rivon Krygier : les plus radicaux
vont dire qu’une église est un lieu idolâtre. Les religieux modernes ne voient
pas le christianisme comme une idolâtrie mais comme un culte étranger, et qu’il
n’y a aucun mal à s’intéresser à l’art et à l’architecture des églises. »
Passionné par les sources chrétiennes (textes des Pères de l’Église), le
rabbin n’a pas hésité à se rendre aux funérailles du prêtre et théologien Jean
Dujardin, apôtre du dialogue judéo-chrétien, en 2018. « Toutefois, un
juif qui participerait activement au culte chrétien, ce n’est pas un acte
indifférent. Je comprends qu’un chrétien puisse prier les psaumes dans une
synagogue, puisque pour lui le judaïsme est le premier étage de la
fusée ! Mais un juif qui prie le Christ, oui, il ne se renie. »
Conversions au judaïsme
Inquiet des conversions à d’autres confessions, le judaïsme ne ferme pas la
porte aux croyants voulant le rejoindre. Conjoints de juifs, chrétiens
subjugués par l’univers de la Torah ou individus en recherche, il y a toujours
des adeptes pour prendre ce « sentier peu fréquenté », selon
les mots de Didier Long, ancien moine bénédictin de l’abbaye
Sainte-Marie-de-la-Pierre-qui-Vire, qui a vécu sa brit milah
(cérémonie de circoncision) en 2016.
Pourtant, les conversions au judaïsme sont réputées difficiles et prennent
plusieurs années, sauf chez les libéraux. « Il peut y avoir des
conversions orthodoxes très expéditives, et des conversions libérales plus
longues », nuance le rabbin massorti, rappelant que la conversion
revient à intégrer le peuple juif, avant même de pratiquer tel ou tel rite, à la
suite de Ruth la Moabite, citée dans la Bible : « Ton peuple sera
mon peuple et ton Dieu mon Dieu » (Ruth 1, 16). Dans la communauté de
Rivon Krygier, des cours sur le judaïsme sont proposés au-delà des
néophytes : « Il y a aussi des personnes qui ne veulent pas se
convertir, et qui veulent découvrir le judaïsme ! Il y a aussi des juifs
qui étudient à la Catho de Paris ou aux Bernardins ! »
En définitive, l’épisode Gad Elmaleh est-il un coup de pouce, ou un coup dur
pour le dialogue judéo-chrétien ? Certains y voient un moment de vérité,
désagréable pour les deux parties, telle Noémie Issan-Benchimol, philosophe
juive française établie en Israël. « Je sais gré à Gad Elmaleh d’avoir
mis le coup de pied dans la fourmilière », dit-elle dans un entretien au site d’éducation numérique juif Akadem.
« Depuis Vatican II, il (le dialogue entre juifs et chrétiens)
fonctionne, et plutôt bien, sur un non-dit, sur une décision commune de mettre
certaines choses sous le tapis : les chrétiens renoncent à professer la
conversion des juifs, et les juifs renoncent à la polémique antichrétienne, qui
a pu être violente et grossière », explique-t-elle.
Le dialogue judéo-chrétien en question
Or, avec l’affaire Elmaleh, « on a l’impression que les juifs
découvrent, face à la joie des chrétiens d’accueillir un nouveau converti juif
célèbre, que le désir de conversion n’a pas complètement disparu ; et les
chrétiens face aux réactions communautaristes ou réservées des
Juifs découvrent que l’amitié n’est peut-être pas si profonde ».
Selon Rivon Krygier, le dialogue judéo-chrétien constitue un héritage à
préserver. « Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, on peut s’écouter,
se respecter et travailler ensemble ! C’est un vecteur d’humanisation qui
reste d’une actualité brûlante, et qui peut avoir une incidence sur les autres
spiritualités, notamment l’islam. C’est un enjeu important de civilisation,
pour construire une spiritualité qui permet à la fois le respect des
particularismes et la vision universaliste », plaide-t-il.
En 2023, le rabbin fêtera le vingtième anniversaire du groupe interreligieux
Agir pour la fraternité, cofondé avec l’ancien journaliste de La Vie Laurent
Grzybowski, qui rassemble, à l’échelle du XVe arrondissement de Paris, sa
communauté, la paroisse catholique Saint-Léon, et une mosquée voisine. « Le
fait d’être encadré dans un groupe désamorce la peur de se faire récupérer.
Cela rassure et cela construit quand on est accompagné. »
De son côté, le jésuite Marc Rastoin, très investi dans les relations avec
le judaïsme et critique de cinéma, d’abord méfiant devant le battage médiatique
autour de Reste un peu, a signé une appréciation élogieuse du film sur son site
personnel. « Il est très respectueux du judaïsme comme du
catholicisme. Il est excellent pour montrer qu’une recherche “individuelle”
n’est jamais que cela car on appartient toujours à une famille, un cercle
d’amis, et que “changer de religion” (…) est toujours un tremblement de terre
collectif et pas seulement personnel, souligne le prêtre cinéphile.
Au-delà de son cas personnel, Gad invite au fond chacun à chercher, à laisser
parler sa soif de métaphysique et de spiritualité. Il dit : “Chiche,
cherchez, questionnez, dialoguez avec des interlocuteurs variés” : une
attitude au fond très juive. » Gageons que l’audace du comédien
permettra aux juifs et aux chrétiens de continuer à mieux se connaître et se
fréquenter.