Le Point : Vous qui avez toujours eu une grande
capacité d'indignation, êtes-vous révolté, et de quelle manière, par ce
que vous entendez sur l'Église aujourd'hui ?
Jacques Gaillot :
Mon regard ne se porte pas habituellement sur l'Église, mais sur le
monde de l'exclusion : les sans-abri jetés à la rue, abandonnés.
C'est inacceptable ! Quand ils débarquent à Paris, ces hommes, ces femmes,
ces enfants n'ont plus qu'un seul bien : leur dignité. Ils s'entassent
au bord du périphérique ou sous les ponts. C'est une honte ! Personne, à
travers le monde, ne veut des minorités qui sont à la recherche d'une terre et
d'un avenir. Voilà ce qui m'indigne, avant tout, aujourd'hui. Pour répondre à
votre question, ce que j'entends dire sur l'Église ne me révolte pas. J'ai
toujours préféré le sort des individus à celui des institutions, et, en ce
moment, je suis du côté des victimes d'abus sexuels. Leurs paroles me
touchent profondément. Leurs blessures deviennent les miennes.
Le film de François Ozon sur
l'affaire Preynat, un documentaire d'Arte sur des abus sexuels
commis par des prêtres sur les religieuses… L'Église est fortement interpellée
par la société, en France en particulier. Avez-vous vu ces films ? Comment
réagissez-vous ?
J'ai aimé le film de François Ozon, qui est
respectueux et plein d'émotions. Comme
il est difficile pour la vérité de sortir de
l'ombre et venir au jour ! Le secret est tellement enfoui
et protégé ! C'est un lourd couvercle à
soulever. Les familles concernées se divisent et sont
ébranlées. Personne n'en sortira indemne. Mais « la vérité
vous rendra libre », dit Jésus. Le documentaire sur les
religieuses abusées sexuellement par des prêtres a été un choc.
Je me suis senti humilié et indigné devant l'injustice faite à ces
religieuses. Comme le disait Victor Hugo : « On fait la charité
quand on n'a pas su imposer la justice. » La charité suppose la
justice. On l'avait oublié.
Ressentez-vous actuellement
une « cathophobie » en France ?
Je ne l'ai pas constaté. Il y a surtout une
suspicion sur les prêtres, qui leur cause une grande douleur, même
quand ils ne l'expriment pas. J'en souffre avec eux.
L'Église de France est-elle de plus en plus réactionnaire,
comme le montre l'historien et sociologue Yann Raison du Cleuziou dans
son dernier livre, Une contre-révolution catholique (Seuil) ?
Il y a toujours eu une frange conservatrice dans l'Église
de France. Elle est influente et se fait entendre aujourd'hui.
Le discours identitaire a le vent en poupe. Affirmons notre foi. Faisons part
de nos convictions. On ne peut pas tout accepter. Si l'on fait comme tout
le monde, on n'a plus rien à dire. Ce discours identitaire peut être rassurant,
mais il ne va pas au cœur de l'Évangile, à savoir la solidarité avec ceux que
la société délaisse. « J'étais un étranger et vous m'avez
accueilli. » Si l'on vibre à de telles paroles, on peut être sûr
de ne pas être comme tout le monde !
La société française est-elle entrée dans une « ère
post-chrétienne », comme le souligne le directeur de l'Ifop, Jérôme
Fourquet, dans son dernier livre, L'Archipel français
(Seuil) ?
Je le crois. Nous avons basculé dans un monde nouveau.
Il y a une nouvelle façon pour l'individu d'habiter l'espace et le temps et de
vivre sa foi s'il est croyant. L'Église catholique en France est devenue
minoritaire, avec un effacement de ses structures et de sa culture. Elle
n'est plus une référence. On se passe d'elle. Mais l'Évangile est toujours
jeune. Il n'est pas cantonné dans l'institution de
l'Église. Il continue sa course, tourné vers l'avenir, hors
frontières et hors de tout cadre religieux. Il est vécu en pleine
modernité, porté par des femmes et des hommes libres, solidaires
des plus démunis.
Le pape vous avait reçu en tête-à-tête en 2015.
Continuez-vous de le soutenir ?
Je suis à fond avec le pape François qui porte le
printemps de l'Évangile. Cela ne m'empêche pas de le critiquer
quand il a des paroles que je trouve regrettables : ainsi, à propos de son
soutien à des évêques pendant son voyage au Chili, de son
appréciation sur le « genre », de sa réflexion
sur les homosexuels…
En quoi ce pape restera-t-il dans l'histoire ?
Il restera pour moi le pape de
l'ouverture, franchissant les frontières en donnant la
main aux migrants.
Y a-t-il des moments où il vous déçoit ?
Hélas, oui ! En ce moment, je suis déçu de
voir que les réformes de fond se
font toujours attendre. Le droit de l'Église reste inchangé. La
réforme de la curie romaine n'est toujours pas faite.
Comprenez-vous qu'il déçoive ?
Je m'y résous ! Il est pris sans
doute par ces problèmes de pédophilie qui n'en finissent pas !
Il a le souci de l'unité et ne veut pas provoquer de schisme, il
est prudent. Mais il en est à la sixième année de son pontificat. C'est
maintenant ou jamais qu'il faut agir.
Est-il entravé dans son action par un pouvoir gay
omniprésent au Vatican, comme le soutient le journaliste et chercheur Frédéric
Martel dans son livre Sodoma ?
Je n'ai pas lu ce livre, mais je me souviens du titre d'un
autre, François au milieu des loups. Le pape a des ennemis. Des
cardinaux expriment leurs désaccords avec lui. Que
François puisse rester un homme libre au Vatican relève de
l'exploit ! Mais l'existence d'un « pouvoir gay
omniprésent » au Vatican me surprend et me laisse perplexe.
Les réactionnaires sont-ils en train de gagner au sommet de
l'Église ?
Je ne l'espère pas. J'attends de la part de
François des initiatives qui surprendront. François d'Assise, dont il a
pris le nom, fut un réformateur radical de l'Évangile.
L'existence même de l'Église catholique est-elle menacée
par la crise actuelle ?
L'Église catholique n'est pas appelée à
disparaître, mais à renaître. Les bouleversements qu'elle connaît
préparent cette difficile naissance. Les braises du Ressuscité ne sont pas
éteintes. La sève de l'Esprit saint continue d'irriguer le peuple de Dieu.
Je suis heureux de vivre cette époque qui prépare un printemps à
l'Église.
Pourquoi n'y a-t-il plus de voix forte qui porte la parole
de l'Église, en France notamment ?
Nous traversons une zone de
turbulences. En France, particulièrement. La parole est absente.
Quand les Gilets jaunes ont commencé à descendre dans la
rue, en novembre dernier, j'aurais aimé qu'une voix de
l'Église se fasse entendre pour faire briller la justice, étant donné
l'injustice sociale dont nous souffrons tous et les inégalités qui ne cessent
de se creuser.
Avez-vous toujours du ressentiment vis-à-vis de cette
Église romaine qui vous a écarté ?
Je n'ai jamais eu de ressentiment envers l'Église
romaine. Heureusement ! On vit mal quand on a du ressentiment dans son
cœur. J'ai souffert d'une blessure d'injustice. Mais l'Église a su
m'ouvrir un chemin qui m'était inconnu pour l'Évangile. Je lui
en suis reconnaissant.
S'il y avait une décision importante à prendre pour changer
l'Église, laquelle serait-elle, de votre point de vue ?
J'ai conscience qu'une décision, si importante
soit-elle, ne pourrait pas changer l'Église. Il en faudrait beaucoup…
Je me risque cependant à en proposer une. Dans des pays qui en
ressentent la nécessité, nous devrions pouvoir appeler des femmes et des
hommes d'expérience, mariés ou pas, ayant un travail, pour exercer un
ministère dans l'Église. Je n'ai jamais été hostile à des prêtres
mariés. Mais pourquoi ne pas commencer par ouvrir cet accès aux
femmes ? Ces changements significatifs devraient se faire avec l'accord
des communautés et de l'évêque, et pour un temps donné. Il ne s'agirait
plus d'attendre des candidats qui se présentent, mais de prendre l'initiative
de l'appel en fonction des besoins de l'Église.
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