En ce temps où la fraternité est souvent mise à mal en France, et réduite à un slogan que l'on proclame tous les 14 juillet, alors même que trop de nos frères et soeurs, des Pays du Sud particulièrement, en sont exclus, il est peut-être urgent de se laisser interpeller en vérité par cet appel d'André Malraux, l'un des plus grands maîtres à penser de notre temps !
Discours prononcé par André Malraux le 28 mai 1959 à Athènes
jeudi 12 juillet 2018
Le Blog de l'Arche de Noé 85, n° 2187 : "La France n'est jamais plus grande que lorsqu'elle l'est pour tous les hommes !" (André Malraux)
Une
fois de plus, la nuit grecque dévoile au-dessus de nous les
constellations que regardaient le veilleur d'Argos quand il attendait le
signal de la chute de Troie, Sophocle quand il allait écrire Antigone
- et Périclès, lorsque les chantiers du Parthénon s'étaient tus... Mais
pour la première fois, voici, surgi de cette nuit millénaire, le
symbole de l'Occident. Bientôt, tout ceci ne sera plus qu'un spectacle
quotidien ; alors que cette nuit, elle, ne se renouvellera jamais.
Devant ton génie arraché à la nuit de la terre, salue, peuple d'Athènes,
la voix inoubliée qui depuis qu'elle s'est élevée ici, hante la mémoire
des hommes : « Même si toutes choses sont vouées au déclin,
puissiez-vous dire de nous, siècles futurs, que nous avons construit la
cité la plus célèbre et la plus heureuse... »
Cet
appel de Périclès eût été inintelligible à l'Orient ivre d'éternité, qui
menaçait la Grèce. Et même à Sparte, nul n'avait, jusqu'alors, parlé à
l'avenir. Maints siècles l'ont entendu, mais cette nuit, ses paroles
s'entendront depuis l'Amérique jusqu'au Japon. La première civilisation
mondiale a commencé.
C'est par elle que s'illumine l'Acropole ; c'est aussi pour elle,
qui l'interroge comme aucune autre ne l'a interrogée. Le génie de la
Grèce a reparu plusieurs fois sur le monde, mais ce n'était pas toujours
le même. Il fut d'autant plus éclatant, à la Renaissance, que celle-ci
ne connaissait guère l'Asie ; il est d'autant plus éclatant, et d'autant
plus troublant aujourd'hui, que nous la connaissons. Bientôt, des
spectacles comme celui-ci animeront les monuments de l'Égypte et de
l'Inde, rendront voix aux fantômes de tous les lieux hantés. Mais
l'Acropole est le seul lieu du monde hanté à la fois par l'esprit et par
le courage.
En
face de l'ancien Orient, nous savons aujourd'hui que la Grèce a créé un
type d'homme qui n'avait jamais existé. La gloire de Périclès - de
l'homme qu'il fut et du mythe qui s'attache à son nom - c'est d'être à
la fois le plus grand serviteur de la cité, un philosophe et un artiste ;
Eschyle et Sophocle ne nous atteindraient pas de la même façon si nous
ne nous souvenions qu'ils furent des combattants. Pour le monde, la
Grèce est encore l'Athéna pensive appuyée sur sa lance. Et jamais, avant
elle, l'art n'avait uni la lance et la pensée.
On ne
saurait trop le proclamer : ce que recouvre pour nous le mot si confus
de culture - l'ensemble des créations de l'art et de l'esprit -, c'est à
la Grèce que revient la gloire d'en avoir fait un moyen majeur de
formation de l'homme. C'est par la première civilisation sans livre
sacré, que le mot intelligence a voulu dire interrogation.
L'interrogation dont allait naître la conquête du cosmos par la pensée,
du destin par la tragédie, du divin par l'art et par l'homme. Tout à
l'heure, la Grèce antique va vous dire :
« J'ai
cherché la vérité, et j'ai trouvé la justice et la liberté. J'ai inventé
l'indépendance de l'art et de l'esprit. J'ai dressé pour la première
fois, en face de ses dieux, l'homme prosterné partout depuis quatre
millénaires. Et du même coup, je l'ai dressé en face du despote. »
C'est un langage simple, mais nous l'entendons encore comme un langage immortel.
Il a
été oublié pendant des siècles, et menacé chaque fois qu'on l'a
retrouvé. Peut-être n'a-t-il jamais été plus nécessaire. Le problème
politique majeur de notre temps, c'est de concilier la justice sociale
et la liberté ; le problème culturel majeur, de rendre accessibles les
plus grandes oeuvres au plus grand nombre d'hommes. Et la civilisation
moderne, comme celle de la Grèce antique, est une civilisation de
l'interrogation ; mais elle n'a pas encore trouvé le type d'homme
exemplaire, fût-il éphémère ou idéal, sans lequel aucune civilisation ne
prend tout à fait forme.
Les
colosses tâtonnants qui dominent le nôtre semblent à peine soupçonner
que l'objet principal d'une grande civilisation n'est pas seulement la
puissance, mais aussi une conscience claire de ce qu'elle attend de
l'homme, l'âme invincible par laquelle Athènes pourtant soumise obsédait
Alexandre dans les déserts d'Asie : « Que de peines, Athéniens, pour
mériter votre louange ! » L'homme moderne appartient à tous ceux qui
vont tenter de le créer ensemble; l'esprit ne connaît pas de nations
mineures, il ne connaît que des nations fraternelles. La Grèce, comme la
France, n'est jamais plus grande que lorsqu'elle l'est pour tous les
hommes, et une Grèce secrète repose au coeur de tous les hommes
d'Occident. Vieilles nations de l'esprit, il ne s'agit pas de nous
réfugier dans notre passé, mais d'inventer l'avenir qu'il exige de nous.
Au seuil de l'ère atomique, une fois de plus, l'homme a besoin d'être
formé par l'esprit. Et toute la jeunesse occidentale a besoin de se
souvenir que lorsqu'il le fut pour la première fois, l'homme mit au
service de l'esprit les lances qui arrêtèrent Xerxès. Aux délégués qui
me demandaient ce que pourrait être la devise de la jeunesse française,
j'ai répondu « Culture et courage ». Puisse-t-elle devenir notre devise
commune - car je la tiens de vous.
Et en
cette heure où la Grèce se sait à la recherche de son destin et de sa
vérité, c'est à vous, plus qu'à moi, qu'il appartient de la donner au
monde.
Car la
culture ne s'hérite pas, elle se conquiert. Encore se conquiert-elle de
bien des façons, dont chacune ressemble à ceux qui l'ont conçue. C'est
aux peuples que va s'adresser désormais le langage de la Grèce ; cette
semaine, l'image de l'Acropole sera contemplée par plus de spectateurs
qu'elle ne le fut pendant deux mille ans. Ces millions d'hommes
n'entendront pas ce langage comme l'entendaient les prélats de Rome ou
les seigneurs de Versailles ; et peut-être ne l'entendront-ils
pleinement que si Ie peuple grec y reconnaît sa plus profonde permanence
- si les grandes cités mortes retentissent de la voix de la nation
vivante.
Je
parle de la nation grecque vivante, du peuple auquel l'Acropole
s'adresse avant de s'adresser à tous les autres, mais qui dédie à son
avenir toutes les incarnations de son génie qui rayonnèrent tour à tour
sur l'Occident : le monde prométhéen de Delphes et le monde olympien
d'Athènes, le monde chrétien de Byzance - enfin, pendant tant d'années
de fanatisme, le seul fanatisme de la liberté.
Mais le
peuple « qui aime la vie jusque dans la souffrance », c'est à la fois
celui qui chantait à Sainte-Sophie et celui qui s'exaltait au pied de
cette colline en entendant le cri d'oedipe, qui allait traverser les
siècles. Le peuple de la liberté, c'est celui pour lequel la résistance
est une tradition séculaire, celui dont l'histoire moderne est celle
d'une inépuisable guerre de l'Indépendance - le seul peuple qui célèbre
une fête du « Non ». Ce Non d'hier fut celui de Missolonghi, celui de
Solomos. Chez nous, celui du général de Gaulle, et le nôtre. Le monde
n'a pas oublié qu'il avait été d'abord celui d'Antigone et celui de
Prométhée. Lorsque le dernier tué de la Résistance grecque s'est collé
au sol sur lequel il allait passer sa première nuit de mort, il est
tombé sur la terre où était né le plus noble et le plus ancien des défis
humains, sous les étoiles qui nous regardent cette nuit, après avoir
veillé les morts de Salamine.
Nous
avons appris la même vérité dans le même sang versé pour la même cause,
au temps où les Grecs et les Français libres combattaient côte à côte
dans la bataille d'Égypte, au temps où les hommes de mes maquis
fabriquaient avec leurs mouchoirs de petits drapeaux grecs en l'honneur
de vos victoires, et où les villages de vos montagnes faisaient sonner
leurs cloches pour la libération de Paris. Entre toutes les valeurs de
l'esprit, les plus fécondes sont celles qui naissent de la communion et
du courage.
Elle
est écrite sur chacune des pierres de l'Acropole. « Étrange, va dire à
Lacédémone que ceux qui sont tombés ici sont morts selon sa loi... ».
Lumières de cette nuit, allez dire au monde que les Thermopyles
appellent Salamine et finissent par l'Acropole - à condition qu'on ne
les oublie pas ! Et puisse le monde ne pas oublier, au-dessous des
Panathénées, le grave cortège des morts de jadis et d'hier qui monte
dans la nuit sa garde solennelle, et élève vers nous son silencieux
message, uni, pour la première fois, à la plus vieille incantation de
l'Orient : « Et si cette nuit est une nuit du destin - bénédiction sur
elle, jusqu'à l'apparition de l'aurore ! ».
Publié par
Olivier Gaignet
à
18:56
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