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Selon Huzar, la Terre est un être vivant et fragile. Les métaphores
organicistes qu’il utilise sont révélatrices : les déforestations sont
la « calvitie » de la Terre, les mines et les carrières, des anévrismes
qui menacent de rompre. L’homme par son industrie croit égratigner la
Terre, sans se rendre compte que ces égratignures pourraient fort bien
causer sa mort.
En 1857,
Huzar développait plus longuement sa pensée dans L’arbre de la science. La critique fut également dithyrambique : « Un des livres les plus remarquables qu’ait vu encore le siècle actuel (La Gazette de France) » ; "Un livre d’un intérêt capital pour l’humanité" (Auguste de Vaucelle, L’Artiste » ; « Un des livres les plus attrayants que j’aie lu de ma vie (Félix de Saulcy, Le Courrier de Paris) », etc.
10Si
Huzar nous intéresse aujourd’hui, c’est en tant que symptôme : à
l’encontre du grand récit postmoderne, il nous montre de manière
parfaitement claire que la modernité positiviste, héritée du projet
cartésien de maîtrise technique de la nature qui aurait pensé les
techniques sans leurs conséquences lointaines, semblait déjà caduque
lors de la révolution industrielle.
Extraits de "L'Arbre de la science" (Dentu)
13Nous
ne savons rien prévoir des faits physiques qui sont en dehors de
notre volonté. Bien plus, quant aux phénomènes physiques, qui
aujourd’hui dépendent de notre volonté, de notre activité et de notre
science, savons-nous prévoir leurs conséquences un jour ? Je vais vous
démontrer d’une manière péremptoire que non ; et si nous ne pouvons pas
prévoir les conséquences funestes qu’ils peuvent avoir un jour, comment
pourrions-nous prévoir et éviter les cataclysmes qui en peuvent être le
résultat.
14Examinons quels sont les résultats climatériques et
atmosphériques provenant du déboisement, et montrons que la main
humaine, en frappant les forêts, peut amener des révolutions dans l’état
atmosphérique, des débordements des fleuves, des inondations, des
pluies torrentielles, comme celles qui inondent notre France depuis une
cinquantaine d’années, des froids prolongés, de novembre en juin,
c’est-à-dire les trois quarts de l’année ; des épidémies résultant des
marécages et qui n’existaient pas autrefois, alors que d’immenses forêts
couvraient la plus grande partie du globe.
32Avons-nous
oublié que les végétaux sont non seulement nécessaires à l’homme pour
sa nourriture, pour son chauffage, pour cuire ses aliments, mais, bien
plus que tout cela, pour sa respiration, qui est la première condition
de la vie organique. En absorbant l’acide carbonique, et dégageant
l’oxygène, les végétaux enlèvent à l’air son gaz délétère et restituent
aux poumons de l’homme le gaz respirable, l’oxygène, – que c’est à cette
condition seulement que l’hématose peut se faire normalement.
33Oublions-nous que l’air chargé d’acide carbonique est impropre à la respiration ?
34à
quel moment la main imprudente de l’homme vient-elle frapper le règne
végétal avec le plus de rage, c’est précisément au moment où l’homme en a
le plus besoin, où l’air se vicie chaque jour de plus en plus. Les
masses d’acide carbonique et d’oxyde de carbone, ces deux gaz délétères
répandus dans l’air, augmentent d’une manière effrayante.
38Tout énorme que nous paraisse la terre, elle n’est point infinie, et le travail humain, lui, est infini avec les siècles.
42Nous
savons ce qui est ; tant bien que mal les lois de la nature
fonctionnent pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Savons-nous ce qui adviendra quand nous aurons partout substitué notre
action à la sienne ?
43L’homme,
en jouant ainsi avec cette machine si compliquée, la nature, me fait
l’effet d’un aveugle qui ne connaîtrait pas la mécanique et qui aurait
la prétention de démonter tous les rouages d’une horloge qui marcherait
bien, pour la remonter à sa fantaisie et à son caprice.
50Tout
mal appelle après lui un remède ; j’ai signalé le mal, c’est-à-dire la
catastrophe, naissant un jour de notre raison insuffisante à la
recherche de l’absolu. Je vais chercher le remède, c’est-à-dire le moyen
de le combattre et de l’éviter s’il est possible.
54Quels sont les moyens palliatifs que je propose ?
-
L’homme dans l’avenir ne doit
pas tenter des expériences capitales, décisives, sans avoir l’assurance
qu’elles ne peuvent en rien troubler l’harmonie des lois de la nature ;
-
Il faudra dans l’avenir créer
des écoles spéciales ayant pour but de déterminer et d’étudier les lois
qui constituent l’équilibre du globe ;
-
Il faudra aussi dans l’avenir
créer une édilité planétaire qui réglemente le travail humain, de telle
sorte que rien de décisif, de capital, tel que le déboisement d’une
continent ou le percement d’un isthme, etc., ne puisse avoir lieu sans
l’autorisation de l’édilité planétaire. Cette édilité aura son siège
dans une des grandes villes du monde ; elle sera composée de l’élite de
la science du monde entier. Chaque édile sera nommé par ses concitoyens.
55Les
édiles seront les premiers magistrats du monde, et chaque fois qu’une
nation voudra entreprendre une de ces tentatives audacieuses qui peuvent
troubler l’harmonie du monde, elle devra s’adresser aux édiles, qui
pourront lui donner ou lui refuser l’autorisation, car ils seront là
pour veiller à la conservation de l’harmonie du globe.
56La
nation qui enfreindrait les ordres des édiles serait mise au ban des
nations, comme s’étant rendue coupable du crime de lèse-humanité.
57Ainsi, un peuple veut-il déboiser ses forêts, il faudra que l’édilité le lui permette.
58Un
peuple veut-il percer un isthme, il lui faudra encore la permission de
l’édilité ; enfin, chaque fois qu’une nation devra entreprendre une de
ces grandes choses qui peuvent troubler l’équilibre de la planète, il
faudra qu’elle ait obtenu la permission de l’humanité tout entière,
représentée par ses édiles.
59Telle
devra être la solidarité de l’homme dans l’avenir. Cette édilité
planétaire que je vous propose paraîtra, à tous ceux qui me liront,
absurde, et pourtant elle est déjà dans nos mœurs. N’avons-nous pas en
petit, en France, ce que je demande en grand pour le Globe ?
60N’y
a-t-il pas un principe inscrit dans nos codes qui donne aux
propriétaires le droit d’user, de jouir de la chose, mais non d’en
abuser ?
61Ainsi,
un homme a-t-il le droit de mettre le feu à sa maison ? Non. Pourquoi ?
Parce que toute une ville pourrait être victime de cet abus de sa
propriété. […]
62Veiller
sur l’harmonie du globe, faire en sorte qu’elle ne soit point troublée,
tel serait le but de cette première institution du monde.
63à
cela l’on m’objectera que c’est briser la liberté individuelle des
peuples ; non, c’est seulement empêcher les abus de la liberté de
compromettre l’harmonie générale. Mais, me dira-t-on, il faut pour cela
admettre que tous les peuples soient frères ; que l’unité du genre
humain soit établie.
64Je
réponds : il n’y a que les ignorants, à notre époque, qui puissent
croire que les haines entre les nations seront éternelles. Tout homme de
bon sens, qui a, en ce moment, les yeux fixés sur les faits qui se
passent autour de lui, doit être bien pénétré de cette vérité que, d’ici
à quelques siècles, l’unité du genre humain sera constituée, les
barrières qui séparent les nations seront tombées par les chemins de
fer ; les fils électriques, suspendus comme des lyres dans l’espace,
seront les cordes d’harmonie du monde de l’avenir.
65Je
ne viens pas dire qu’aujourd’hui, l’édilité planétaire puisse être
constituée ; car personne, à l’heure qu’il est, n’en peut comprendre
l’utilité. Mais je dis que, dans quelques siècles d’ici, l’on sentira la
nécessité de cette grande institution. Les catastrophes causées sur
quelques points du globe par la science industrielle livrée à toute
l’exagération d’une liberté sans frein, à une individualité égoïste et
fatale, en feront comprendre toute la nécessité.
66L’unité
du genre humain, qui commencera à se réaliser, facilitera l’application
de l’édilité planétaire telle que je la conçois. Cent mille lieues de
télégraphe électrique mettront tous les points du globe en communication
en quelques secondes avec le point principal, où siégera cette édilité,
et rendront l’application de ce système des plus facile.
67L’édilité,
comme l’araignée dans sa toile, recevra par ces milliers de fils
électriques les demandes d’autorisation qui lui auront été adressées ;
elle enverra les réponses aussitôt que les sujets de la demande auront
été étudiés.
68Sachez-le,
la science sera un jour la reine du monde, tout disparaîtra devant
elle. Sa responsabilité deviendra donc colossale : elle aura charge
d’âmes du monde entier ; ce sera le plus grand pontificat qui ait jamais
existé sur la terre. Il faut donc que cette royauté de l’esprit soit
constituée, de telle sorte que rien d’important ne puisse se faire dans
le monde sans qu’elle en soit avertie.
69Dès
lors, le travail humain ne sera plus livré à l’emportement d’une
liberté sans frein, il ne sera plus livré au hasard de rompre l’harmonie
du globe, et de marcher à pieds joints sur les lois éternelles de la
nature.
Conclusion :
71Tous
les moyens palliatifs que je vous ai proposés jusqu’ici ne seront que
palliatifs, c’est-à-dire insuffisants pour éviter la catastrophe
définitive. Quelle que soit la science que nous accordions à cette
édilité savante, elle sera toujours néanmoins dans l’impossibilité de
prévoir tous les écueils qui se trouveront sur la route, qui du fini
conduit à l’infini, si elle n’est point presciente et intuitive.
74Je
crois que, dans la recherche de la vérité, il sera un jour prudent de
ne pas marcher à tâtons, comme nous marchons aujourd’hui. Je crois,
enfin, que le vaisseau de la civilisation, lancé à toute vapeur sur la
mer infinie du progrès, doit, s’il veut échapper aux écueils de la
fatalité et ne pas sombrer corps et biens en route, s’armer de la
boussole de l’intuition.
75Pour
que la lumière de la science ne soit point une torche incendiaire entre
nos mains ; il faut qu’elle soit intuitive au lieu d’être purement
expérimentale, comme elle l’est aujourd’hui. Voilà toute la pensée de ce
livre ».
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Nous étions avertis, depuis encore bien plus longtemps...
Malheureusement, l'expérience des prédécesseurs, pour les générations qui leur succèdent, c'est, ainsi que le rappelle ce proverbe chinois, "comme le passage d'un peigne sur le crâne d'un chauve" !
1 commentaires:
Le prophète prêche dans le désert...
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