De temps en temps, il m'arrive de remplacer un billet par la publication d'un texte qui m'a particulièrement marqué, comme ce fut le cas récemment avec l'homélie d'un évêque américain lors du mariage à Windsor. Aujourd'hui, je me permets donc de vous transcrire un texte très fort de l'écrivain Frédéric Boyer, qui, entre autres, a coordonné la traduction de la Bible parue chez Bayard en 2001 ; un texte que j'aurais aimé voir écrit par un évêque ou publié par la conférence des évêques de France par exemple. Je pense d'ailleurs que seule une vraie fréquentation du message biblique peut permettre d'arriver à concevoir un tel écrit. Chronique parue dans "La Croix" de ce jeudi 28 juin, avec ce titre :
Un ange se noie
Alors que les migrations estivales auront commencé, que certains d'entre nous traverseront pour leur plaisir et souvent en couple, en famille, entre amis, les airs, les mers, les continents, d'autres paieront le voyage de leur vie.
Alors que nous accosterons de beaux pays accueillants, eux feront silencieusement naufrage avec famille, femmes, enfants.
A leur dernière espérance de survie, nous aurons fermé nos portes.
Alors que nous nous serons apprêtés à à prendre un repos que nous penserons mérité et réparateur, eux fuiront dans l'épuisement les guerres que nous avons embrasées, la misère que le plus souvent nous ne voulons pas voir, et à laquelle nous ne voulons pas répondre.
Mes amis, vous le savez, des ports européens refusent de recevoir des bateaux humanitaires qui ont porté secours aux migrants en perdition.
Et comble d'hypocrisie, chacun d'entre nous accuse l'autre de cynisme et d'inhumanité.
Et nous détournons notre attention de celles et ceux qui en ont aujourd'hui le plus besoin.
Ils agonisent au bout de leur voyage sans retour.
Nous invoquons le droit et la prudence, voire une certaine fatalité angoissée, toujours la même, pourquoi nous ?
Que faire ? Comment faire ? (...) Comment ne pas sentir la honte nous ronger, nous dévaster ?
Ils viendraient, dit-on, déséquilibrer de si complexes, de si fragiles équilibres entre nous ; mais cela produira entre nous davantage de désordre, de violence et de mort.
Et notre recours à la raison qui parfois, dit-on doctement, doit sagement s'opposer au coeur, nous précipite intimement dans la tragédie et la honte.
Oui, nous finirons par nous entre-déchirer si nous ne nous ouvrons pas à ceux qui crient au secours.
Cette situation lamentable n'est pas simplement une question politique,une question d'arbitrage, une question d'ordre public, c'est une question éthique.
Oui, mes amis,de leur survie dépend notre survie. Et celle de notre âme.
Car c'est un drame, littéralement, digne des plus hautes et terrifiantes tragédies humaines, et qui vient interroger notre propre destinée.
C'est notre tragédie, intime et collective à la fois.
Cette terrible réalité nous excède parce que soudain nous comprenons sans vouloir le comprendre que c'est la nôtre.
C'est nous qui devons répondre ou pas, accueillir ou pas, secourir ou pas.
Et ce choix nous déchire parce qu'il vient brusquement éclairer le monde confiné et malade sans doute qu'est devenu le nôtre.
Il vient réveiller notre ancestrale terreur de la vie.
Devant ces malheureux, nous sommes si vieux, sans imagination, bourrés de peurs et de fantasmes.
La vie qui se débat, qui appelle, la vie qui pousse, qui traverse, qui navigue, qui embarque, qui lutte et qui espère, cette vie-là nous terrorise.
Mes amis, eux errent et se noient à nos portes quand notre âme noircit.
Bientôt, nous ne pourrons plus nous regarder en face. Hé ho, mes amis, dois-je croire alors que cette terreur de la vie qui se bat et qui espère est le fait de notre impitoyable et mensonger instinct de protection ?
Ou ne puis-pas penser que vaincre cette peur de l'autre en lutte pour sa survie, c'est s'élever à une vie plus haute, plus digne ?
C'est à nous alors de nous battre contre nous-mêmes. Pour notre unité très justement. L'unité de notre grande histoire et de nos valeurs.
Mais nous avons chassé de notre Europe les anges comme celui qui révéla Jacob à lui-même.
Nous avons fui devant l'épreuve qui nous grandirait, qui ferait de notre Europe une terre de promesse.
Arrêtons de parler de nos racines chrétiennes si nous ne sommes pas capables de répondre oui à la vie qui appelle, à l'espérance.
La parole chrétienne n'est pas une simple racine, mais elle se cache comme une semence.
Je suis en colère, mes amis, contre nous-mêmes, contre moi-même.
L'accueil des migrants n'est pas une option, c'est une nécessité si nous voulons survivre à nous-mêmes.
O Père, aie pitié de nous. Nous ne savons plus ce que nous faisons.
O Fils, aie pitié de nous. Nous ne t'avons pas accueilli.
Notre monde s'est fermé à la Parole.
Rien, plus rien ne l'assiste, ne l'entend.
Silence. Nous partons en vacances.
Nous sommes vides et creux.
Nous soupirons après le repos quand un ange se noie.
Et son appel silencieux se perd dans la nuit de notre lâcheté.
Nous avons cessé de nous battre et d'espérer.
Prions pour que le Dieu de Jacob vienne réveiller les dormants que nous sommes devenus.
jeudi 28 juin 2018
Le Blog de l'Arche de Noé 85, n° 2181 : "Quand notre âme noircit..."
Publié par
Olivier Gaignet
à
19:38
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